dix-huit mois de recherche-action au sein d’une résidence sociale, artistique et temporaire à Strasbourg

06 ¦ 2019
Hospitalités

Comment le·a designer·euse peut-iel accompagner un quartier dans l’accueil de nouveaux·elles arrivant·e·s ?

06 ¦ 2019 · Hospitalités HospitalitéS
En questionnement La notion de « ville hospitalière »
Illustration Perrine, en plein office de l’hospitalité – Place du marché, mars 2019
Auteur·e·s Perrine, membre d’Horizome, designer en stage designer co-porteuse du projet, en stage de février à mars 2019 (avant le début du projet Odylus)

8h05
En attendant mon tram je l’observe déambuler le long de l’arrêt Rive Étoile. Il est toujours tout seul et fume une cigarette de temps en temps. Lorsqu’il aborde les gens, il leur demande s’ils n’ont pas une pièce à lui donner.

9h58
Deux dames avec leurs chariots qui semblent détenir une multitude de trésors attendent l’ouverture des portes de la médiathèque. L’heure passe à 10h00, l’une d’elle fait alors signe au vigile pour lui indiquer l’horloge et lui demander d’ouvrir les portes. Les portes s’ouvrent, elles sont les premières à franchir les portes de la médiathèque Malraux, l’une va aux toilettes et l’autre s’installe devant un ordinateur.

17h00
Le feu passe au rouge, les voitures s’arrêtent au carrefour de Baggersee. Des familles déambulent avec un carton entre les mains où il est inscrit « Famille syrienne ».

18h30
J’arrive en bas de chez moi à la Krutenau, l’homme aux lunettes rondes et au chapeau, auteur des inscriptions « 43 ans d’humanité » présentes dans le quartier, est comme à son habitude devant la boulangerie. Il me demande si je n’ai pas une pièce ou une cigarette, je lui réponds que non et je lui souhaite une bonne soirée.

 Tout au long de la journée je côtoie ces personnes que je ne connais pas, mais que je vois pourtant tous les jours. Je me demande alors comment je peux venir en aide aux personnes en précarité autrement que par le don d’argent ? Et si le design permettait d’apporter des éléments de réponse ? Au travers de mon projet de recherche « Nouveaux Récits », je contribue à l’accompagnement d’un quartier dans l’accueil de nouveaux·elles arrivant·e·s.

Lorsque le service de la Direction de la Santé et de la Solidarité (DSS) de Strasbourg m’a présenté le projet Odylus (à ce moment-là, il ne portait encore pas de nom), il m’est alors expliqué que l’occupation temporaire de la clinique Sainte-Odile rentrait dans la démarche et le programme de «Strasbourg, ville hospitalière». Pour commencer mes recherches et mes investigations, je suis partie de ce terme en essayant d’en trouver une définition précise. Je me suis vite rendue compte que ce terme était loin d’être facile à définir. J’ai pourtant trouvé dans l’ouvrage Vivre mieux et tendre la main du philosophe et écrivain Guillaume le Blanc une définition claire et concrète. Il décompose l’hospitalité en trois phases : secourir, accueillir, appartenir :

« La phase secourir, est celle que nous connaissons tous et qui consiste à répondre aux besoins vitaux (le logement, l’eau, la nourriture, les vêtements…), la seconde quant à elle suscite plus de débats, et semble poser certaines difficultés. Il s’agit davantage de lien social et de partage entre individus qui sont parfois difficile à établir dans le seul cadre politique et administratif. La dernière phase quant à elle est de donner la possibilité/l’éventualité à quelqu’un d’appartenir à un lieu de manière plus durable. »
→ extrait de Vivre mieux et tendre la main, Guillaume le Blanc

La terre étant un espace fini, et comme rien ne pourra arrêter le mouvement des immigrations, il ne sert à rien de refuser et de s’opposer à la rencontre de l’autre. Il est plus judicieux pour notre société, afin que celle-ci continue d’être vivable et habitable d’accepter la rencontre et de trouver les moyens de l’établir dans de bonnes conditions.

Nous allons alors voir que l’hospitalité censée accompagner la rencontre et l’accueil n’est pas toujours au rendez-vous. Elle se révèle difficile à mettre en place dans nos sociétés modernes qui comportent un certain nombre d’éléments de contexte, mais également de représentations et d’usages qui limitent cette hospitalité et l’inhibent au point de la rendre invisible.

De quelle hospitalité parlons-nous ?

Dans un premier temps, l’origine et l’étymologie de cette notion peuvent porter à confusion. Au fil de mes recherches, j’ai découvert que l’hospitalité et l’hostilité, deux termes pourtant diamétralement opposés, ont la même racine host. Hostis désigne l’étranger·ère, et dans certains cas cellui-ci est un·e ennemi·e d’où l’apparition des termes français hostile et hostilité. Cependant, l’étranger·ère n’est pas nécessairement un·e ennemi·e, mais peut être au contraire reçu·e et accueilli·e. Le mot latin hostis prend alors un autre sens : hospes, qui a donné nos mots français hôte, hospice, hôpital, et hôtel. Je peux ici citer Florence Dupont, professeure de littérature latine à l’université Paris-Diderot, auteure de nombreux ouvrages sur l’antiquité grecque et latine qui nous indique : « L’hôte (xenos) est défini par une relation, l’hospitalité (xenia)… Il n’y a pas l’étranger d’un côté et celui qui l’accueille de l’autre… L’étranger n’existe pas en soi : celui que nous appelons étranger est soit un hôte, soit un ennemi. »
→ extrait de Vivre mieux et tendre la main, Guillaume le Blanc
Ici, Florence Dupont met en exergue que l’hospitalité peut amener à deux situations : d’une part nous sommes face à un hôte, d’autre part nous sommes face à un ennemi, la relation d’hospitalité ne nous dit pas à l’avance à quel cas de figure nous sommes confronté·e·s. Le fait d’accueillir quelqu’un·e relève donc d’une certaine prise de risques : le risque d’être dérangé·e dans ses habitudes, dans son confort, mais aussi le risque d’être trahi·e par celui qu’on accueille… Pour autant, selon moi, ce n’est pas parce que l’accueil est une prise de risque qu’il faut fermer sa porte à l’autre.

Par ailleurs, si l'on suit l'histoire sémantique de ce mot, hospitalité est apparu dans la langue française en 1206, faisant référence à la morale, à l’éthique, au savoir-vivre, à une attitude, à un geste élémentaire de sociabilité. Dorénavant ce terme est largement répandu et utilisé dans de nombreux domaines principalement par les politiques et les médias. Je me suis alors demandé s’il faisait toujours référence aux mêmes notions dans l’esprit des gens et comment le comprenait les habitant·e·s du Neudorf.

Le meilleur moyen de le savoir était de leur poser la question. J’ai donc réalisé le 15 octobre 2018, un atelier de consultation place du marché du Neudorf, pensé sous forme de jeux abordant le thème de l’hospitalité sous différents angles. Cet outil de design, était un outil «brise glace» me permettant d’aller à la rencontre des habitant·e·s du quartier. Le but de ce jeu de construction était d’établir la tour la plus haute, pour cela à chaque pièce posée, la personne devait répondre à une question sur le thème de l’hospitalité. Durant l’atelier, plusieurs questions leur étaient posées telles que : « Pouvez-vous me donner une définition simple du terme hospitalité ? » J’ai très vite pris conscience que répondre à cette phrase était difficile car comme nous venons de l'appréhender, ce terme très conceptuel est dur à définir spontanément, sans autres indicateurs de ce que l'on cherche.

L’hospitalité peut s’appliquer à différents domaines et surtout à de nombreuses situations, à partir de là, j’ai donc réfléchi à différents endroits de la vie quotidienne où nous pouvions avoir, en tant que citoyen·ne un geste d’hospitalité. Au marché, dans la rue, dans le bus, à la bibliothèque… Ces lieux communs peuvent être des espaces où l’hospitalité s’établit. Pour continuer cet état des lieux et ne pas m’arrêter à mon simple avis, je décide de créer un atelier visant à mettre en lumière ces différents gestes d’hospitalité en allant, cette fois interroger de nouveaux arrivant·e·s. Le 30 janvier 2019, à l'occasion d’une permanence de l’association Makers for Change, j’organise un atelier à la maison citoyenne de Neudorf permettant de discuter autour des thèmes de l’accueil et de l’hospitalité.

Makers for Change est une association d’innovation sociale présente à Strasbourg depuis 2015 (aujourd'hui malheureusement fermée), qui œuvre pour l’inclusion des personnes issues des migrations forcées. C’est à la suite d’un entretien avec un membre de l’association que j’ai pu proposer cet atelier. Lors de celui-ci, j’avais pour public des personnes dites «déplacées de force», qui sont arrivées sur le territoire français il y a peu de temps. Ce public était tout particulièrement intéressant pour moi car il me permettait de voir quels étaient les gestes d’hospitalité qu’iels avaient reçu jusqu’à présent. Ce qui a été assez prégnant, c'est que beaucoup n'arrivaient pas à me répondre : jusqu’ici iels avaient surtout eu à faire à des rendez-vous institutionnels cadrés.

Entre une hospitalité privée et publique, une Institutionnalisation de l’hospitalité ?

Au Moyen-Âge, l’apparition des hospices et œuvres religieuses de charité ont séparé le «sort» des errant·e·s du cadre privé, seigneurial ou familial pour le confier à l’État et à l’Église. Certain·e·s considèrent ces accueils comme les premières formes d’action humanitaire. Seulement ces hospices avaient pour obligation de transmettre à la police les informations sur les personnes hébergées. La notion de contrôle et de régulation apparaît à ce moment précis. Selon Michel Agier, si l’hospitalité ne relève plus de la responsabilité personnelle et des foyers, si elle est reléguée à l’État et si l’abri est garanti par des structures collectives, alors plus aucun individu ne se sent responsable de la personne accueillie. L’hospitalité n’est plus perçue comme un devoir de citoyen puisqu’elle est déléguée à l’État.

Dans le même temps, il semble que les dispositifs mis en place par l’État sont impersonnels et n’ont aucune similitude avec l’accueil que l’on pratique dans la sphère privée. Dans ces lieux, ce ne sont plus des personnes qui se rencontrent mais des fonctions et des catégories. La relation sociale devient une relation de statuts, où l’étranger·ère est d’abord considéré·e comme membre d’une catégorie administrative. IEls sont désigné·e·s par des numéros et de l'autre côté, les agents publics sont dénommés par des lettres.

L’institutionnalisation a rendu presque invisible l’hospitalité au point qu’on ne la reconnaît plus aujourd’hui, elle a fait disparaître son évidence sociale. L’hospitalité publique a été remplacée par les droits de l’asile et des réfugié·e·s et par des politiques de contrôle, d’enfermement et de rejet des étranger·ère·s. Selon l’anthropologue Michel Agier l’hospitalité publique est un abus de langage visant à enjoliver une politique migratoire uniquement basée sur le contrôle et le rejet. La fermeture des frontières, ainsi que la répression des initiatives privées visant à un meilleur accueil des étranger·ère·s montre bien l’intolérance des politiques actuelles. Nous assistons à une condamnation publique de l’hospitalité privée.

En réponse à ces politiques de contrôle, on constate des «retours» de l’hospitalité et surtout des retours de l’hospitalité individuelle et privée, qui viennent pallier les saturations des hébergements d’urgence mis en place par l’État. L’association Jesuit Refugee Service (JRS), par exemple, soutient les personnes qui veulent accueillir les demandeur·se·s d’asile chez elles. Elle obéit néanmoins aux conditions fixées par l’État : les personnes accueillies doivent avoir des papiers en règle et un statut « valable ».

« Si ces conditions ne sont pas réunies ou si les personnes qui souhaitent accueillir ne respectent pas cette règle, alors leur geste est considéré comme un acte de “désobéissance civile”. »
→ site internet de l'association
C'est ce qu’on a également appelé le « délit de solidarité ».
Nous pouvons citer le procès de Cyril Herrou, condamné à quatre mois de prison avec sursis pour avoir aidé et hébergé des migrant·e·s. L’hospitalité individuelle et privée est conditionnée et parfois même réprimée par l’État. Ces mesures intimidantes et lourdes de conséquences provoquent une forme d’autocensure chez les citoyen·ne·s et les bénévoles des associations et fait obstacle aux manifestations d’hospitalité dans la société. « À force d’accoutumer la société à la répression de gestes élémentaires de solidarité, on en vient à la mettre en congé, à la désarmer et à la démobiliser »
→ extrait de Le devoir d'hospitalité, Edwy Plenel
L’urgence de la situation et la saturation des institutions est la conséquence directe d’une prise en charge insuffisante de « l’hospitalité d’État ». Celle-ci est réglée sur l’asymétrie et s’opère unilatéralement, principalement sur la phase secourir, au travers du don afin d’assurer le minimum vital aux personnes en précarité. C'est insuffisant puisque la question de l’hospitalité n’est pas traitée dans son intégralité, la phase secourir est abordée mais celles de l’accueil et de l’appartenance sont délaissées.

Une ville historiquement accueillante désormais en contradiction dans ses actions

L’affirmation d’une volonté hospitalière au plus haut sommet de l’État peut favoriser l’hospitalité dans les quartiers. Strasbourg est une ville à l’histoire et la situation géographique particulière. Avec ses institutions européennes, elle est le symbole de la réconciliation franco-allemande, de la réconciliation entre les peuples. De par cet héritage, Strasbourg devrait assumer son rôle de cité des Droits de l’Homme en donnant un exemple aux autres régions françaises où l’accueil des réfugiés est souvent bafoué. En 2015, le maire Roland Ries affirmait qu’en tant que capitale européenne des Droits de l’Homme, Strasbourg devait prendre part à une grande mobilisation pour les réfugié·e·s. C’est à partir de 2015 donc que la capitale alsacienne s’est associée au réseau des villes solidaires prêtes à s’engager à accueillir des familles sur leur territoire.

Au fil de mes recherches et de mes promenades strasbourgeoises, j’ai toutefois pu constater très rapidement que les actions et certains dispositifs de la ville ne semblaient en rien s’inscrire dans cette démarche d’accueil. En octobre 2018, sur une aire de jeu en face du Musée d’art moderne, je constate l’installation de plusieurs tentes de camping où se sont installées des familles. En plus d’être plongé·e·s dans une précarité absolue, iels sont privé·e·s de toute intimité. Il s’agit de demandeur·se·s d’asile originaires des Balkans qui se sont installé·e·s à cet emplacement volontairement, afin d’accroître leur visibilité en espérant que cela leur vienne en aide. Après plusieurs mois la ville a réussi à reloger ces familles et leur départ a rapidement fait place à l’installation de barrières afin de cloisonner cet espace vert et d’empêcher toute nouvelle installation.

J’ai relevé d’autres faits similaires à celui-ci dans le quartier du Neuhof. En novembre 2018, après le démantèlement d’un campement de migrant·e·s et de demandeur·se·s d’asile des blocs de béton ont été positionnés sur le trottoir pour empêcher les regroupements de familles qui viendraient s’installer de nouveau à cet endroit. Des associations et des élu·e·s tel que Syamak Agha Babaei (en charge du projet de reconversion de la clinique Sainte-Odile) s’indignent face à cette décision, qui va à l’encontre du travail effectué pour faire de Strasbourg une ville accueillante. Ces installations révèlent un urbanisme hostile et sécuritaire et sont loin de véhiculer aux strasbourgeois·se·s la volonté hospitalière prônée par la mairie.

Mais le pire était à venir : en juin 2019, le maire de Strasbourg décide de lancer un arrêté contre la mendicité dans le centre-ville. Il aura fallu une année de combat politique pour finalement réussir à abroger cet amendement par la nouvelle municipalité verte et citoyenne au lendemain de leur arrivée (juillet 2020).
 ↙

♥ Texte extrait du mémoire de Perrine Nouveaux récits, Comment le designer peut-il accompagner un quartier dans l'accueil de nouveaux-arrivants ? repris et augmentée en septembre 2020. consulter